15 juin – Southern Crusty

 

 

— Je t’interdis de poser un seul doigt sur mes gâteaux avant que je t’y autorise, Ethan Wate.

Levant les mains, j’ai reculé devant les menaces d’Amma.

— J’essayais juste d’aider.

Elle m’a fusillé du regard tout en enveloppant dans un torchon propre une tourte à la patate douce, sa championne aux deux victoires. Une quiche à la crème aigre et aux raisins secs attendait à côté de celle au babeurre, prêtes à être fourrées dans la glacière. Les tartes aux fruits refroidissaient sur des claies, et une fine couche blanche de farine recouvrait la moindre surface de la cuisine.

— Les vacances n’ont commencé que depuis deux jours, et tu traînes déjà dans mes pattes ? Tu vas regretter de ne pas être au lycée à suivre des cours de rattrapage si tu fais tomber une seule de mes pâtisseries gagnantes. Et si tu tiens absolument à m’aider, arrête de broyer du noir et sors la voiture.

 

Nos nerfs chauffés à blanc étaient aussi brûlants que la température extérieure, et nous n’avons pas dit grand-chose tandis que la Volvo cahotait sur le chemin menant à la nationale. Je ne suis pas certain que quiconque ait remarqué mon humeur taciturne, car aujourd’hui était le jour le plus important de l’année pour Amma. D’aussi loin que je me souvienne, elle avait toujours remporté le premier prix dans la catégorie des tartes aux fruits et le deuxième dans celle des tourtes à la crème lors du concours de pâtisserie de la foire annuelle de Gatlin. La seule fois où elle n’avait rien obtenu datait de l’année précédente : nous n’avions pas participé, dans la mesure où l’accident de ma mère remontait à deux mois seulement. Gatlin ne pouvait s’enorgueillir d’organiser les comices les plus vastes ou les plus anciens de Caroline du Sud. Le Festival du melon d’eau du comté de Hampton nous battait peut-être de deux kilomètres et de vingt ans, et le prestige de gagner la Promenade du Prince et de la Princesse des Pêches de Gatlin n’était guère comparable à celui qui vous incombait lorsque vous vous classiez au concours de beauté Miss et Mister Melon de Hampton.

Toutefois, le visage de marbre d’Amma quand nous nous sommes garés sur le parking poussiéreux n’a trompé ni mon père ni moi. Ce jour-là, la compétition serait à l’honneur, beauté et pâtisserie : si vous ne berciez pas dans vos bras une tarte aussi amoureusement emmitouflée qu’un héritier nouveau-né, vous poussiez devant vous une gamine en bigoudis armée d’un bâton de majorette. La mère de Savannah était responsable de la Promenade des Pêches de Gatlin, et Savannah elle-même était la détentrice du titre de Princesse des Pêches. Mme Snow allait passer sa journée à auditionner des candidates. Personne n’était trop jeune pour prétendre à une couronne, chez nous. Le concours du plus beau bébé, durant lequel on comparait joues roses et joufflues ainsi que nouement des couches avec autant de sérieux qu’on goûtait les charlottes aux fruits de la compétition de pâtisserie, attirait plus de spectateurs que la course de stock-cars. L’an passé, le bébé des Skipett avait été disqualifié pour tricherie quand le rose de ses joues avait taché les doigts des juges. Notre foire suivait des règles très strictes : pas de vêtements du dimanche avant deux ans, pas de maquillage avant six ans et seulement des « fards adaptés » jusqu’à douze ans.

De son vivant, ma mère n’avait jamais perdu une occasion de s’en prendre à Mme Snow, et les candidates à la Promenade étaient parmi ses cibles préférées. Je l’entendais encore dire : « Fards adaptés ? Mais d’où sortent ces gens ? Quel maquillage est adapté à une môme de sept ans ? » Pourtant, nous n’avions jamais raté l’événement, mis à part l’an dernier. Et nous étions de retour, chargés de gâteaux, nous frayant un chemin à travers la foule, comme si rien n’avait changé.

— Ne me bouscule pas, Mitchell ! Et toi, Ethan, ne traîne pas ! Pas question que Martha Lincoln ou une autre de ces femmes me pique le premier prix à cause de vous, les enfants.

« Ces femmes », dans le langage codé d’Amma, étaient toujours les mêmes : Mmes Lincoln, Asher et Snow, ainsi que tous les membres des FRA.

Le temps que ma main ait été dûment tamponnée, il est apparu que la population de trois ou quatre comtés nous avait devancés. Personne ne ratait l’inauguration, synonyme d’une balade au champ de foire situé à mi-chemin entre Gatlin et Peaksville. Et la balade était elle-même synonyme d’une orgie désastreuse de bugnes, d’une journée si étouffante et humide qu’on était susceptible de tomber dans les pommes rien qu’en restant debout et, pour les plus vernis, d’une séance de pelotage derrière les poulaillers de l’Association des jeunes agriculteurs américains. Cette année, mes chances d’obtenir autre chose qu’une indigestion et une insolation étaient des plus ténues.

Docilement, mon père et moi avons suivi Amma jusqu’aux tables du jury du concours de pâtisserie installées sous un gigantesque dais de la Southern Crusty. La compétition avait un sponsor différent tous les ans et, quand les fabricants de farines et de produits boulangers Pillsbury ou Sara Lee s’étaient défilés, on en avait été réduit à se contenter de la Southern Crusty. Si la Promenade des Pêches était ce qui attirait les foules, le concours de pâtisserie était le grand-père de toutes les miss en herbe. Les mêmes familles préparaient les mêmes recettes depuis des générations, et tout ruban gagné signait la fierté d’une grande maison sudiste et la honte d’une autre. La rumeur prétendait que quelques habitantes de la ville s’étaient donné pour but d’empêcher Amma de remporter le premier prix cette année. À en croire les ronchonnements que j’avais surpris toute la semaine dans notre cuisine, cette révolution aurait lieu le jour où l’enfer gèlerait et où « ces femmes » feraient du patin à glace dessus.

Une fois notre précieux chargement déposé devant les juges, Amma a entrepris de harceler ces derniers quant à l’endroit où le placer.

— On ne met pas une tourte au vinaigre à côté d’un clafoutis, et vous n’allez tout de même pas coller une tarte à la rhubarbe au milieu des génoises ! Ça leur enlèverait tout leur goût. À moins que ce ne soit justement votre but, les garçons ?

— C’est reparti, a murmuré mon père entre ses dents.

À cet instant, Amma a gratifié le jury du Regard-Qui-Tue, et ses malheureux membres se sont trémoussés sur leurs chaises pliantes. D’un coup d’œil, mon père m’a montré la sortie, et nous nous sommes éclipsés de la tente avant qu’Amma ait eu le loisir de nous réquisitionner afin de terroriser d’innocents bénévoles et d’intimider les juges. Sitôt dans la foule, nous avons instinctivement pris des directions opposées.

— Tu as l’intention d’arpenter la foire avec ce chat ? m’a demandé mon père en contemplant Lucille qui était assise à mes pieds dans la poussière.

— J’imagine que oui.

Il a ri, un son auquel je ne m’étais pas encore réhabitué.

— Bon, tâche de ne pas te fourrer dans les ennuis.

— Ce n’est pas mon genre.

Il m’a adressé un hochement de tête, comme s’il était le père, et moi le fils. Je le lui ai retourné en m’efforçant de ne pas repenser à l’année qui venait de s’écouler, lorsque j’avais dû jouer les adultes pendant qu’il perdait plus ou moins l’esprit. Puis il est parti de son côté, et moi du mien, et nous nous sommes fondus dans la cohue en sueur.

 

La foire était bondée, et il m’a fallu un bon moment pour dénicher Link. Mais, fidèle à lui-même, il traînait du côté des jeux et draguait chaque fille qui daignait lui accorder un regard : ce jour-là offrait une occasion à ne pas rater de croiser quelques rares nanas n’habitant pas Gatlin. Il se tenait devant l’une de ces attractions dont le but consiste à frapper une échelle graduée avec une énorme masse en caoutchouc, histoire de prouver sa force. Il avait le maillet à hauteur d’épaule, à fond dans son personnage de batteur avec son tee-shirt délavé Social Distortion et ses baguettes qui émergeaient de la poche arrière de son jean, par-dessus la chaîne retenant son portefeuille.

— Permettez-moi de vous montrer comment ça marche, mesdemoiselles. Reculez, je ne voudrais pas vous blesser.

Les filles ont rigolé tandis qu’il abattait le marteau de toutes ses forces. Le marqueur a grimpé, évaluant tant la puissance de Link que ses chances de décrocher un rancard. Il a dépassé VRAIE MAUVIETTE puis POULE MOUILLÉE, montant vers le sommet et la cloche de SUPER MÂLE. Malheureusement, il s’est arrêté vers le milieu, au niveau de P’TIT JOUEUR. Levant les yeux au ciel, les filles ont décampé en direction du stand de lancer d’anneaux.

— Cette machine est truquée, tout le monde le sait, a crié Link dans leur dos en laissant retomber le maillet par terre.

Il avait sans doute raison, sauf que ça n’avait pas d’importance. Tout était truqué, à Gatlin. En quel honneur les attractions de fête foraine y auraient-elles échappé ?

— T’as du fric ? m’a-t-il demandé ensuite en faisant mine de fouiller ses poches, comme si elles étaient susceptibles de contenir autre chose qu’une pièce de dix cents.

— Tu devrais te trouver un boulot, mec, ai-je répondu en secouant la tête tout en lui tendant un billet de cinq dollars.

— J’en ai un, a-t-il riposté. Je suis batteur.

— Ben tiens ! Un job, ça rapporte.

Il a scruté les environs, en quête de nanas ou de bugnes – c’était égal, vu qu’il réagissait aux deux de la même façon.

— On a un concert de prévu. Enfin, c’est en cours.

— Les Crucifix Vengeurs vont jouer à la foire ?

— Ce rassemblement de nullards ? Tu plaisantes !

Il a shooté dans la poussière.

— Ils ont refusé de vous engager, hein ?

— D’après eux, on est trop mauvais. Mais les gens disaient pareil de Led Zeppelin.

Nous avons déambulé au milieu des manèges. Il était difficile de ne pas remarquer qu’ils étaient un peu plus petits et les stands de jeux un peu plus minables chaque année. Un clown à l’allure pathétique nous a croisés, traînant un bouquet de ballons dans son sillage. Soudain, Link s’est arrêté et m’a gratifié d’un coup de poing dans le bras.

— Vise un peu. À six heures. ASD.

À se damner. Le degré le plus haut sur l’échelle des valeurs de Link en matière de filles. Du doigt, il me désignait une blonde qui venait vers nous en souriant. Liv. J’ai essayé de prévenir les dégâts.

— Link…

Hélas ! il se croyait déjà en mission.

— Comme dirait ma mère, notre Bon Berger a bon goût, alléluia et amen.

— Ethan ! m’a hélé Liv en agitant la main.

Link m’a toisé.

— Tu te fous de moi ? Tu as déjà Lena, je te rappelle. C’est du propre !

— Je n’ai pas Liv et, en ce moment, je ne suis plus certain d’avoir Lena, alors du calme.

J’ai souri à Liv avant de m’apercevoir qu’elle portait un vieux tee-shirt Led Zeppelin. Link n’a pas manqué de le remarquer lui aussi.

— La nana idéale, a-t-il jubilé.

— Salut, Liv. Je te présente Link. (J’ai donné un coup de coude à ce dernier pour qu’il pense à refermer la bouche.) Liv est l’assistante de Marian cet été. Elle travaille avec moi à la bibliothèque.

Elle a tendu la main à Link, lequel est resté planté là à béer comme un imbécile.

— Waouh ! a-t-il soufflé.

Le problème, avec lui, c’est qu’il n’avait jamais honte. Il se contentait de me flanquer la honte.

— Elle fait partie d’un programme d’échange. Elle vient d’Angleterre.

— Bordel de waouh !

— Je t’avais prévenue, ai-je lancé à Liv en haussant les épaules.

À cet instant, Link lui a adressé son sourire le plus charmeur.

— Ethan ne m’avait pas dit qu’il bossait avec une poulette à la beauté cosmique.

Liv m’a regardé, feignant la surprise.

— Ah bon ? Cette omission est tout bonnement tragique.

Sur ce, elle a éclaté de rire avant de nous prendre par le bras.

— Bon, les gars, expliquez-moi comment vous vous y prenez pour transformer de la barbe paternelle en confiserie.

— Je ne saurais dévoiler nos secrets nationaux, madame, ai-je répondu.

— Moi, si, a proclamé Link en resserrant son étreinte.

— Dis-moi tout !

— Dans le Tunnel de l’amour ou au Stand du baiser ? a-t-il rigolé.

Elle a incliné la tête, l’air de réfléchir.

— Hum… choix difficile. Je crois que je vais opter pour… la grande roue.

C’est alors que j’ai distingué des cheveux noirs familiers ainsi qu’un parfum de citrons et de romarin porté par le vent.

Pour le reste, rien n’était familier. Lena se tenait à quelques pas de là, derrière le kiosque des tickets, attifée de vêtements qui appartenaient sans doute à Ridley. Son débardeur noir dévoilait son nombril, et sa jupe de la même couleur était trop courte de dix centimètres. Une longue mèche bleue serpentait depuis le sommet de son crâne jusque dans son dos. Ce n’est pas ce qui m’a choqué le plus, cependant. Lena, la fille qui n’appliquait rien d’autre que de la crème solaire sur son visage, était maquillée comme une voiture volée. Si certains mecs aiment que leurs nanas se cachent derrière toutes ces cochonneries, ce n’est pas mon cas. Les yeux lourds de rimmel de Lena étaient particulièrement déstabilisants.

Au milieu des shorts coupés dans de vieux jeans, de la poussière et de la paille, des nappes en plastique à carreaux blancs et rouges, elle paraissait plus déplacée que jamais. Je n’ai reconnu que ses vieilles bottes. Ainsi que son collier à colifichets, pareil à un filin de sécurité qui la reliait à l’ancienne Lena. Elle n’était pas du genre à se balader comme ça. Du moins, avant. Trois rangées au moins de crapules la reluquaient sans vergogne. J’ai dû réprimer mon envie de les cogner.

— Je vous rejoins là-bas, ai-je annoncé en lâchant le bras de Liv.

— Pas de souci, mec ! s’est exclamé Link, n’en croyant pas sa bonne fortune.

— Nous pouvons t’attendre, a proposé Liv.

— Inutile. Je n’en ai pas pour longtemps.

J’étais surpris de voir Lena ici et je ne savais trop quoi dire sans paraître encore plus indigné que ce que Link imaginait déjà. Comme s’il existait des mots censés vous donner l’air décontracté quand votre copine se tirait avec un autre.

— Je te cherchais, Ethan.

Lena s’est approchée de moi et, cette fois, elle ressemblait à elle-même, à la Lena d’autrefois, au souvenir que j’avais d’elle. À celle dont j’étais désespérément amoureux, à celle qui m’aimait aussi. Quand bien même elle avait tout d’une Ridley. Se dressant sur la pointe des pieds, elle a repoussé les cheveux qui me tombaient devant les yeux. Ses doigts se sont attardés sur ma joue.

— C’est bizarre parce que, la dernière fois que je t’ai vue, tu me larguais.

J’avais beau avoir tenté d’adopter un ton décontracté, mes intonations étaient celles de la colère.

— Je ne te larguais pas. Pas exactement.

Elle était sur la défensive.

— C’est ça. Tu m’as bombardé avec des arbres, puis tu as sauté sur la selle d’une moto conduite par un gars.

— Je ne t’ai pas bombardé d’arbres.

— Ah bon ?

— C’étaient plutôt des branches.

Elle pouvait bien argumenter, je l’avais coincée. Elle a tripoté le trombone en forme d’étoile que je lui avais offert, si longtemps que j’ai cru qu’elle allait l’arracher de son collier.

— Je suis désolée, Ethan, je ne sais pas ce qui m’arrive. (Sa voix était douce et empreinte de franchise.) Parfois, j’ai l’impression que tout se referme sur moi, et que je ne le supporte plus. Ce n’est pas toi que j’ai largué, au lac. C’est moi.

— En es-tu bien certaine ?

Elle m’a regardé, cependant qu’une larme roulait sur sa joue. Elle l’a essuyée d’un poing rageur. Rouvrant les doigts, elle a collé sa paume sur mon torse, sur mon cœur.

Tu n’y es pour rien. Je t’aime.

— Je t’aime.

Elle l’a répété tout fort, et les mots sont restés suspendus entre nous, tellement plus affirmés que lorsque nous communiquions par la pensée. Ma poitrine et ma gorge se sont serrées. J’ai essayé de songer à une repartie ironique, en vain ; je n’ai pu que songer combien elle était belle, et à quel point je l’aimais.

N’empêche, elle ne s’en sortirait pas à si bon compte, ce coup-ci. J’ai donc rompu la trêve.

— Que se passe-t-il, L ? Si tu m’aimes autant, que fiches-tu en compagnie de John Breed ?

Elle a détourné les yeux sans prononcer un son.

Réponds-moi.

— Ne confonds pas tout, Ethan. John est juste un ami de Ridley. Il n’y a rien entre lui et moi.

— Et depuis combien de temps dure ce rien ? Depuis que tu l’as photographié au cimetière ?

— Ce n’était pas une photo de lui, mais de sa moto. J’avais rendez-vous avec Ridley, et il s’est trouvé qu’il était là-bas aussi.

Il ne m’a pas échappé qu’elle avait éludé ma question.

— Parce que tu traînes avec Ridley, maintenant ? As-tu oublié le rôle qu’elle a joué à ton anniversaire, quand elle nous a séparés afin que ta mère puisse te convaincre de choisir les Ténèbres ? As-tu oublié qu’elle a failli tuer mon père ?

Elle a retiré sa main, et j’ai senti qu’elle s’éloignait de nouveau, qu’elle regagnait un endroit qui m’était inaccessible.

— Ridley m’avait prévenue que tu ne comprendrais pas. Tu es un Mortel. Tu ignores tout de moi, de la vraie moi. C’est pour ça que je ne t’ai rien dit.

Une brusque bourrasque m’a giflé, des nuages sombres ont envahi le ciel, menaçants.

— Et toi, où es-tu allée pêcher que je serais incapable de piger ? Si tu m’avais donné ne serait-ce qu’une seule chance, au lieu d’agir en douce…

— Et que veux-tu que je te raconte ? Que je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe ? Qu’un changement est en train de se produire dont les tenants et les aboutissants m’échappent complètement ? Que j’ai le sentiment d’être un monstre, et que Ridley est la seule susceptible de m’aider à m’y retrouver un tant soit peu ?

J’entendais toutes ses paroles, et elle avait raison : leur sens m’échappait.

— Non mais écoute-toi un peu ! Tu crois vraiment que Ridley essaye de t’aider, que tu peux avoir confiance en elle ? C’est une Enchanteresse des Ténèbres, je te signale. Tu t’es vue, L ? Tu penses que cet accoutrement, c’est toi ? Ce que tu ressens, c’est sûrement elle qui le provoque.

J’ai guetté l’averse. Au lieu de quoi, les nuages se sont dissipés. Se rapprochant, Lena a reposé ses mains sur ma poitrine, ses yeux suppliants fixés sur les miens.

— Elle a changé, Ethan. Elle ne veut pas être Ténèbres. Sa vie a été gâchée lorsqu’elle l’est devenue. Elle a perdu tout le monde, y compris elle-même. Elle soutient que se vouer aux Ténèbres modifie la façon d’envisager les gens. On éprouve les émotions d’autrefois, on reconnaît les choses qu’on aimait, mais ces sensations sont lointaines. Comme si elles étaient celles de quelqu’un d’autre que soi.

— Je croyais qu’on n’avait pas le choix entre les Ténèbres et la Lumière ?

— Je me trompais. Regarde oncle Macon. Il a réussi à maîtriser son destin. Ridley apprend à le faire elle aussi.

— Ridley n’est pas Macon.

Un éclair de chaleur a déchiré le ciel.

— Tu parles sans savoir.

— C’est juste. Je ne suis qu’un imbécile de Mortel. J’ignore tout de tes supersecrets, de ton univers d’Enchanteurs, de ta traînée de cousine Enchanteresse ou du Bellâtre Enchanteur sur sa Harley.

— Ridley et moi étions comme des sœurs, a répliqué Lena, peu amène. Il est hors de question que je lui tourne le dos. Je te le répète, j’ai besoin d’elle en ce moment. Et elle a besoin de moi.

Je n’ai pas insisté. Lena était tellement sur les nerfs que je me suis étonné que la grande roue ne se soit pas encore détachée pour rouler au diable vauvert. Du coin de l’œil, je distinguais les lumières du Tilt-A-Whirl qui tourbillonnaient, vertigineuses. C’était ce que je ressentais quand je me perdais dans l’eau du regard de Lena. L’amour a ces dons-là, parfois, et vous vous surprenez à vous acheminer vers un armistice, même quand vous ne le souhaitez pas franchement.

Et, parfois, c’est l’armistice qui s’achemine vers vous.

Elle a noué ses doigts autour de ma nuque, m’a attiré à elle. J’ai trouvé ses lèvres, et nous nous sommes fondus l’un dans l’autre, comme si nous redoutions que l’occasion de nous toucher ne s’offre plus jamais à nous. Cette fois, lorsque sa bouche a tiré sur ma lèvre inférieure, mordant gentiment ma peau, il n’y a pas eu de sang. Juste un désir pressant. Je l’ai plaquée contre la paroi en bois brut du kiosque des tickets. Son souffle précipité résonnait à mes tympans encore plus fort que le mien. J’ai ratissé ses boucles de mes mains, j’ai guidé sa bouche vers la mienne. La pression a commencé à peser sur ma poitrine, ma respiration s’est ralentie, mes poumons s’efforçant d’avaler de l’air ont fait un bruit de forge. Le feu.

Lena l’a perçu également. Elle s’est écartée, et je me suis penché pour tenter de reprendre haleine.

— Ça va ?

Inhalant un bon coup, je me suis redressé.

— Oui, ça va. Pour un Mortel.

Elle m’a adressé un authentique sourire et s’est emparée de ma main. J’ai remarqué alors que des dessins au feutre sans queue ni tête ornaient sa paume. Des boucles et des spirales noires sinuaient sur sa peau, s’entortillaient autour de son poignet et de son avant-bras. Ça rappelait le henné de la diseuse de bonne aventure dont la tente empestait l’encens de mauvaise qualité, à l’autre bout du champ de foire.

— Qu’est-ce que c’est ?

J’ai soulevé son poignet, elle me l’a arraché. Me souvenant du tatouage de Ridley, j’ai prié pour qu’il ne s’agisse que de feutre.

C’en est.

— Mieux vaudrait que nous t’achetions quelque chose à boire, a-t-elle décrété en m’entraînant vers le champ de foire.

J’ai cédé. Il m’était impossible de rester en colère, pas quand il devenait soudain envisageable que le mur de briques qui nous séparait s’écroule enfin. C’était ce qui m’avait semblé lorsque nous nous étions embrassés, quelques minutes auparavant. Le contraire du baiser échangé au bord du lac, un baiser qui m’avait coupé le souffle pour des raisons entièrement différentes. Il se pouvait que je ne sache jamais ce qu’avait été ce baiser-là, mais je reconnaissais celui qui venait de se produire, et j’étais conscient qu’il était tout ce que j’avais : une chance.

Qui n’a duré que trois secondes.

Parce que, tout à coup, Liv a déboulé, portant deux barbes à papa dans une main et agitant l’autre. J’ai aussitôt deviné que le mur allait se reconstruire, définitivement peut-être.

— Hé, Ethan ! Ramène-toi ! J’ai ta barbe à papa. Nous allons manquer la grande roue !

Lena m’a lâché. Les apparences étaient trompeuses, j’imagine : une grande blonde aux longues jambes arborant deux barbes à papa et un sourire impatient. J’étais condamné avant même que Liv prononce le mot « nous ».

C’est Liv. L’assistante de Marian. Elle bosse avec moi à la bibliothèque.

Au Dar-ee Keen aussi ? À la fête foraine aussi ?

Un nouvel éclair de chaleur a traversé la nue.

Ce n’est pas du tout ça, L.

Liv m’a tendu ma barbe à papa et a souri à Lena en lui tendant la main.

Une blonde ? Tu es sérieux ?

— Lena, n’est-ce pas ? Je m’appelle Liv.

Ah, l’accent ! Cela explique le pourquoi du comment.

— Bonjour, Liv.

Lena avait prononcé son prénom comme si c’était une blague entre elle et moi. Elle n’a pas serré la main offerte. Si Liv a remarqué l’affront, elle a fait comme si de rien n’était.

— Enfin ! Je n’ai pas arrêté d’embêter Ethan pour qu’il nous présente, puisque lui et moi avons l’air bien partis pour être collés l’un à l’autre tout l’été !

En effet.

Lena fuyait mon regard, et Liv ne cessait de l’observer.

— Liv, ce n’est pas vraiment le bon mo…

J’étais impuissant à enrayer le processus. Deux trains se percutant au ralenti.

— Allons, Ethan, ne sois pas bête, m’a interrompu Lena en dévisageant Liv comme si c’était elle la Sibylle de la famille et qu’elle était en mesure de lire en elle. Ravie de te rencontrer.

Je te le laisse, ma vieille. Et toute la ville avec, pendant que tu y es.

Il a fallu environ deux secondes à Liv pour piger qu’elle avait mis les pieds dans le plat, ce qui ne l’a pourtant pas empêchée d’essayer de combler le silence.

— Ethan et moi parlons de toi tout le temps. Il paraît que tu joues du violon ?

Lena s’est raidie. « Ethan et moi. » Liv avait dit cela sans arrière-pensée, mais les mots suffisaient. J’ai deviné quelle interprétation leur donnait Lena. Ethan et la Mortelle, celle qui était tout ce que Lena ne pouvait pas être.

— Je dois me sauver.

Lena a tourné les talons avant que j’aie pu la retenir.

Lena…

Ridley avait raison. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’une nouvelle fille arrive en ville.

Je me suis demandé quelles autres salades lui avait racontées Ridley.

C’est quoi, ces délires ? Liv et moi sommes amis, L. Rien de plus.

Toi et moi n’avons été que ça aussi, à une époque.

Elle est partie, se frayant un chemin au milieu de la foule en nage en provoquant une réaction en chaîne de catastrophes sur son passage. Si je n’ai pas tout distingué clairement, un clown a trébuché tandis que le ballon qu’il tenait crevait, un enfant s’est mis à pleurer parce que son cornet de glace était tombé, et une femme a hurlé devant la machine à pop-corn qui fumait avant de s’embraser. Indifférente à la chaleur, à la cohue et au vacarme, Lena affectait tout ce qu’elle croisait, attraction aussi puissante que celle de la Lune sur les marées ou du Soleil sur les planètes. J’étais pris dans son orbite, alors qu’elle échappait à la mienne.

J’ai fait un pas en avant, Liv m’a retenu. Elle a plissé les yeux comme si elle analysait la situation ou en prenait conscience, soudain.

— Désolée, Ethan. Je ne voulais pas interférer. Enfin, si j’ai bien interféré. Dans quelque chose, s’entend.

J’ai deviné qu’elle aurait voulu que je lui explique ce qui se passait sans qu’elle soit obligée de poser la question. Je n’ai pas pipé mot, ce qui, j’imagine, était une façon de lui répondre.

Il n’empêche que je n’ai pas continué d’avancer. J’ai laissé Lena s’en aller.

Link nous a rejoints, luttant contre la cohue à coups de coude. Il portait trois Coca et sa barbe à papa.

— Vingt dieux ! la queue aux boissons relève du pugilat, a-t-il annoncé en tendant un gobelet à Liv. J’ai loupé quelque chose ? C’était Lena ?

— Elle est partie, a vivement dit Liv, comme si c’était aussi simple que ça.

J’aurais bien aimé que ça le soit, au demeurant.

— Tant pis. Oubliez la grande roue. On a intérêt à filer à la tente principale. Ils sont sur le point d’annoncer les résultats du concours de pâtisserie. Amma te tannera le derrière si tu n’assistes pas à son heure de gloire, mec.

— Il y a de la tarte aux pommes ? a demandé Liv, toute guillerette.

— Oui. Et tu la manges en Levis, une serviette enfoncée dans le col de ton tee-shirt, en buvant un Coca et en conduisant une Chevrolet tout en chantant American Pie[16].

J’ai mollement suivi Link et ses âneries ainsi que Liv et ses éclats de rire. Eux ne faisaient pas de cauchemars. Eux n’étaient pas hantés. Ils n’avaient même pas de soucis.

Link avait raison. Il était impensable de louper l’heure de gloire d’Amma. Quant à moi, il était clair que je ne monterais sur aucun podium aujourd’hui. En vérité, il était inutile que j’abatte le maillet sur l’attraction de foire truquée pour savoir ce que l’indicateur montrerait. Si Link était un P’TIT JOUEUR, je me sentais plus bas qu’une VRAIE MAUVIETTE. Je pourrais toujours taper comme un sourd, la réponse ne varierait pas. Quoi que je fasse ces derniers temps, j’étais pris entre LOSER et ZÉRO, et je commençais à avoir l’impression que c’était Lena qui tenait le marteau. Je pigeais enfin pourquoi Link écrivait toutes ces chansons sur le fait d’être largué.

17 Lunes
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